Conservation-restauration et milieu carcéral : la culture derrière les barreaux

La prison est une invention récente, elle n’a guère que deux siècles. Souvent redoutée, parfois fantasmée, elle est aujourd’hui sujet de bon nombre de films (Un prophète de Jacques Audiard récompensé du grand prix de Cannes en 2009, Hunger de Steeve McQueen, Dog Pound de Kim Chapiron) de séries à succès (Prison break, Orange is the new black, sur le milieu carcéral féminin aux États-Unis…) et d’études anthropologiques comme le très bon livre de Didier Fassin, L’ombre du monde sorti en 2015.

La récente série

La récente série « Orange is the new black » sur le milieu carcéral féminin aux USA

Parallèlement à cet « engouement » culturel et commercial, la réalité de la prison demeure dans le monde un sujet tabou. Il devient de plus en plus fréquent de voir des établissements pénitentiaires fermer leurs portes pour cause d’insalubrité, de vetusté ou de surpopulation. C’est le cas de la prison Sainte Anne à Avignon, fermée en 2003, ou plus récemment de la prison lilloise Urbex H15 fermée en 2011.

Ces friches pénitentiaires se retrouvent à ce moment démunies de leur principal moteur : l’être humain. Comment, par le biais de projets de conservation-restauration et réhabilitation ces lieux peuvent-ils continuer à témoigner de l’histoire qu’ils ont véhiculée ? Le parti pris de « muséification » de ces édifices ne vient-il pas entacher l’esprit du lieu original en reproduisant auprès du spectateur une fiction proche des séries à succès qu’il affectionne ?

Kilmainham Goal à Dublin : un projet collaboratif autour de la réhabilitation de la prison

Lors d’un voyage à Dublin, nous sommes allés visiter l’ancienne prison de Kilmainham vieille de deux siècles. Aujourd’hui désaffectée, une partie de la prison est devenue un musée, et il est possible de visiter l’autre partie accompagné d’un guide dont le discours, très clair, sera parfois biaisé par un accent irlandais qui vous fera sans doute louper quelques passages.

Couloirs de Kilmainham Goal à Dublin

Couloirs de Kilmainham Goal à Dublin

Quoiqu’il en soit, la partie « exposition », très didactique, permet de prendre connaissance des différentes périodes traversées par la prison dont la plus importante reste sans doute la guerre civile irlandaise, les détenus célèbres incarcérés et les conditions très difficiles de détentions employées à l’époque. Cette partie est ponctuée par une mezzanine exposant le projet de restauration de la prison qui perdure aujourd’hui. En effet, cet édifice fait l’objet d’un projet de réhabilitation en 1953 qui n’aboutira pas mais qui donnera naissance à un mouvement bénévole quelques années plus tard : la Kilmainham Jail Restauration Society. Fermée en 1924, c’est seulement en 1960 que commencent réellement les travaux de réhabilitation en commençant par des travaux d’urgence comme la maçonnerie et c’est finalement en 1971 que la prison ouvre ses portes au public.

Affiche de l'association de Kilmainham Goal pour recruter des bénévoles

Affiche de l’association de Kilmainham Goal pour recruter des bénévoles

Quand vient alors la visite de la prison avec le guide, les documents la précédant prennent tout leur sens. Le guide nous informe que, dénuée de lumière, la prison fournissait aux détenus une bougie qui devait leur servir durant deux semaines. Vierge de toute muséification, cette partie de la prison demeure bien authentique, aucune mise en scène ne vient appuyer le propos très intéressant du guide qui suffit à redonner à cette prison les âmes qu’elle a perdues.

L’exposition décentralisée de la Collection Lambert à la prison Sainte-Anne : des oeuvres d’art entourées par un contexte très fort

En 2014, alors que la Collection Lambert ferme ses portes pour des travaux d’agrandissement, une exposition décentralisée d’oeuvres de la collection, ainsi que celle d’Énea Righi ouvre ses portes dans l’ancienne prison Sainte Anne. Considérée comme l’établissement carcéral français le plus délabré, la prison située près de la butte des Doms à Avignon, ferme définitivement ses portes avant de faire l’objet de de projets culturels ou immobiliers, sans réel aboutissement dû à un manque certain de budget.

Couloir de la prison Sainte Anne à Avignon

Couloir de la prison Sainte Anne à Avignon

L’exposition intitulée la  « disparition des lucioles », investit donc les cellules, les couloirs, les bas fond de cet établissement pénitentiaire désaffecté depuis déjà 10 ans. Les oeuvres qui y sont présentées traitent de  l’enfermement, la solitude, l’amour, le temps qui passe, et résonnent avec le célèbre texte éponyme de Pasolini sur la disparition de ces petits êtres lumineux, comme une métaphore faisant écho à la disparition de la faculté d’échanger des expériences apparue avec la crise des années 30 qui, au delà de ses répercussions économiques, fut aussi évidemment anthropologique.

La promesse de la Collection Lambert, en exposant à la prison Sainte Anne, est respectée. L’ambiance y est lourde, et l’écho fait avec la plupart des oeuvres est intéressant, même si certaines n’établissent pas vraiment de lien avec les thèmes évoqués plus haut.

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J’ai révé d’un autre monde, de Claude Lévèque (2001). Néon, brouillard, son Exemple d’une oeuvre qui prend tout son sens au sein de la prison.

Les documents sont riches et intéressants, je pense notamment aux chaussettes-projectiles lancées par des complices depuis le haut du rocher des Doms renfermant des trésors destinés aux prisonniers qui auraient la chance de les réceptionner. Celles exposées à la prison Sainte Anne n’ont jamais atteint la cour de la prison, et n’ont jamais été ouvertes. Cette salle est en effet aussi frustrante pour le visiteur que devait l’être l’idée d’observer, pour les prisonniers, ces chaussettes emprisonnées au dessus de leurs têtes sans qu’ils ne puissent jamais les ouvrir.

La création en milieu carcéral : un phénomène isolé qu’il ne faut pas négliger

Les établissement pénitentiaires, leur atmosphère et l’esprit qui se dégage de ces lieux fait parfois oublier qu’il existe au sein des prisons un milieu de création dont les frontières entre « art » et « passe temps » sont parfois difficile à percevoir. À Sainte Anne, l’exposition de la Collection Lambert camoufle une peinture murale qui n’a pas été rendue accessible au public. Certainement produite lors d’un atelier destiné à des prisonniers, l’avenir de cette peinture est aujourd’hui discuté.

La patrimonialisation de ce type d’artefact, produits dans des milieux clos et souvent traumatiques par des personnes la plupart du temps non identifiées pose un bon nombre de questions de droit et de déontologie avant même de pouvoir envisager un avenir pour ces objets. À ce sujet, l’excellent mémoire d’Emmanuelle Fau propose une lecture d’une maquette de Tour Eiffel réalisée au Camp de Gurs par deux réfugiés espagnols en 1939 (http://seminesaa.hypotheses.org/etudiants-m2/objet-de-recherche). Cette étude montre à quel point le travail d’enquête autour du contexte de l’objet est indispensable à l’élaboration d’un traitement adapté respectant l’identité de ces objets-preuves témoins de l’histoire.

Avant d’établir un projet pour cette peinture murale, un important travail d’enquête devra être mené auprès d’anciens prisonniers pour en connaître davantage sur cette pièce et sur son contexte de création. Si les auteurs sont identifiés, voudront-ils voir une partie de leur passé conservé et patrimonialisé ? Le déplacement de cette peinture murale dans un lieu annexe ne ferra-t-il pas perdre à l’artefact le sentiment d’enfermement à l’origine de sa création ? Enfin, l’exposition de cette pièce ne sera-t-elle pas perçue comme une instrumentalisation mettant en valeur le milieu carcéral en oubliant de définir le contexte douleureux dans lequel elle a été réalisée ? Quoiqu’il en soit, un tel projet devra faire le lien entre la peinture murale, ses auteurs et le contexte de création très fort qui l’entoure afin que sa lecture permette de transmettre la mémoire de son lieu d’origine.

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